Lorsque j’étais enfant - et encore pas plus tard que dimanche dernier – ma mère me soufflait régulièrement à l’oreille un tendre « si tu ne sais pas, tais toi ». Une litanie qui avait particulièrement le don de m’agacer, puisque je pensais savoir. Je m’imaginais donc légitime pour dire, allant jusqu’à croire que je pouvais transmettre. Or, après des dizaines d’heures de vie perdues en réunions de cadrage, à tenter de démêler ton pourquoi de ton comment, je dois bien avouer qu’elle tenait là un sacré principe d’économie de la charge mentale. Un mantra qui mérite d’être partagé !
Cela dit, nous n’avons pas toujours le luxe de pouvoir nous taire…
Moi-même, j’adore te titiller en te posant des questions auxquelles tu ne veux pas répondre. Immanquablement, la réaction est la même : tu t’enfermes dans ta bullshit zone. Tu flottes à la surface, ballotté par un excès de forme, qui t’empêche de véritablement explorer le fond. Tu peux ainsi libérer ta logorrhée des heures durant, me répétant en boucle des mots que toi seul comprends, et encore. Et c’est bien là où je veux en venir, voire te mettre en garde, voire t’envoyer en rémission chez ma mère.
Car, ce mal hautement irritant a un nom : ça s’appelle la langue de coton.
Cousine de la langue de bois – destinée à créer un déficit de sens en pratiquant la stratégie de l’évitement par la superposition de formules stéréotypées, autrement dit de contourner le sujet pour noyer le poisson – la langue de coton est un dérivé plus subtil dont l’ambition est de parvenir à mettre tout le monde d’accord. Chouette, me répondront les convaincus du consensus.
Sauf que, pour cela, cette sémantique ouateuse et confortable s’appuie sur le grand néant, l’expression du vide le plus complet. La mécanique consiste, en effet, à empiler des expressions jargonnantes et creuses, aux contours volontairement flous, jusqu’à aboutir à un discours tellement libre d’interprétation et vide de sens qu’il n’est plus sujet à la critique. Rassurant, puisque gavé de bonnes intentions et de pensées prêtes à digérer, l’argumentaire coton devient irréfutable, tant il est impalpable.
Raisonner par le vide…
Si une partie de toi est déjà convaincue de tenir ici la formule magique pour avancer sans te noyer et bâtir une communication consensuelle, je t’invite à prendre un petit instant pour jouer avec moi et peut-être réaliser à quel point le vide sonne creux.
Librement inspirée du cours de langue de bois dispensé à l’ENA, la grille ci-dessous illustre parfaitement le propos, du moins je l’espère. C’est facile, tu pars de la colonne A et tu pioches à l’envie, successivement, dans les colonnes B, C, D. A la clé, des dizaines de possibilités tant les idées exposées sont interchangeables. Edifiant, non ?
A |
B |
C |
D |
Chers partenaires |
l’atteinte de nos objectifs à moyen terme |
nous invite à une analyse multifactorielle de/des |
insights préemptés par les équipes métiers |
D’autre part |
la nécessité de digitalisation |
réclame un processus fondé sur |
la reconquête de nos marqueurs identitaires |
De même |
l’excellence opérationnelle |
est un prérequis décisif, garant de |
l’intelligence collective appliquée à l’ensemble de la chaîne de valeurs |
Cependant, n’oublions pas que |
notre offre de service |
entraîne un process de refonte agile alimenté par |
notre volonté d’innovation et la réduction des tâches à faible valeur ajoutée |
Ainsi |
l’adoption d’un modèle organisationnel |
permet d’envisager le développement de |
synergies circulaires, en construction avec les parties prenantes |
La pratique de nos meilleurs experts prouve que |
l’entreprise résiliente |
S’impose durablement dans nos référentiels grâce à |
l’optimisation de l’engagement des équipes métiers |
Forts de nos expériences riches et diverses |
La restructuration d’un projet à impact |
s’articule autour d’un plan d’actions structurant pour |
un monde meilleur, parce que vous êtes unique |
Quand c’est la ouate que tu préfères…
Tu as souvent le sentiment d’être dans le vrai, parfois même de prendre de la hauteur. Pourtant, en te contentant de concepts abstraits, tu :
- fais preuve d’une relative paresse intellectuelle en servant des réponses pré-pensées et non différenciantes
- altères la lisibilité de ton propos, laissant à chacun la liberté d’interpréter au gré de ses perceptions
- te prives de créer des ponts entre le mot et le réel, ce qui complexifie la traduction de l’idée en action
- te caches derrière le verbiage pour ne pas soulever les vraies questions et apporter des réponses pragmatiques
- contribues activement à alimenter le monde en raccourcis et promesses sans fond
- rends super difficile la tâche de la dame du marketing qui doit s’y reprendre à 5 fois pour commencer à avoir un début de matière
Combattre le mal par le mal…
« La logique du révolté est de s’efforcer au langage clair pour ne pas épaissir le mensonge universel », disait Camus.
Toi qui aime tant révolutionner ton marché, voici 5 clefs pour arrêter de bullshiter du lundi au lundi.
- N’utilise que des mots que ma mère pourrait comprendre. Donc, pas ceux que tu lis dans ta rubrique pref de notre news !...
- Tourne 7 sept fois ta langue dans ta bouche en te demandant ce que tu attends concrètement quand tu parles d’« opportunité business », « d’adopter un mindset disruptif » ou de « capitaliser sur l’identification des signaux faibles »…
- Pense actions, bénéfices clients, objectifs, résultats, KPI et appelle un chat un chat, comme ça tout le monde sait que c’est un chat…
- Exprime-toi à l’aide phrase simple : sujet, verbe, complément et évite la voix passive, les tournures impersonnelles ou alambiquées
- Renonce à l’idée d’une communication qui fait consensus. Car, cibler tout le monde, c’est ne convaincre personne.
Voilà, tu sais désormais comment sortir de ta prison de mots du bureau pour construire un territoire identitaire qui reflète tes propres convictions et non, ce qu’il serait bon d’exprimer jusqu’à finir par le penser.