Le marketing émotionnel a la côte. La bienveillance est à la mode, l’énergie positive aussi. Chacun s’applique à proposer la meilleure expérience client, sans couture et fluide à souhait. Tout le monde s’invente des problèmes pour y trouver des solutions. Derrière toutes ces belles attentions, un seul objectif : vendre. Plus et mieux. Sans douleur. Pourtant, à demi-mot, la frustration sévit. Elle est même capable de nous faire acheter des trucs qui n’existent pas. C’est mi magique mi neurologique, et pleinement efficace. Alors, promis, ça reste entre nous, personne ne saura que tu joues avec le petit cœur de tes utilisateurs pour faire ton beurre. Seulement, regardons tout de même, comment fonctionne cette histoire de marketing de la frustration. Au cas où…

Mécanique de la frustration

Je le veux, je l’aurai ! Outre s’imposer comme la discutable baseline de la Maaf, cette petite phrase résume, à elle seule, le sentiment de frustration, et surtout, les comportements qui en découlent. Négativement connotée, la frustration résulte d’un subtil équilibre entre légitimité à penser que nous méritons quelque chose et sentiment d’impuissance face au fait de ne pas parvenir à l’obtenir. Au cœur de ce délicieux mélange, une sombre histoire de désir.

Or, créer le désir n’est-il pas tout l’enjeu du marketing ?

Si les émotions positives sont incontestablement un chemin pour y parvenir, la frustration aussi. Dès l’Antiquité, les chefs d’armée jouaient de la frustration pour stimuler de gentils gaillards à devenir de solides guerriers en les privant de plaisirs charnels. De cette privation naissait une forme de rage qui les poussait à se dépasser. La même qui te sort du lit, avant 10h un dimanche sur deux, dans l’espoir de réussir à acheter LA pièce Sézane que toutes s’arrachent.

Tu le sais, il n’y en aura pas pour tout le monde. Mais, tu as bien travaillé, tu as grave de style et tu t’es tapé tous les posts Instagram qui t’ont fait saliver sur cette robe depuis 10 jours. En conséquence, tu estimes mériter cette robe. L’idée s’insinue gentiment dans ton cerveau. Bien enfermé dans son conditionnement pavlovien, celui-ci associe l’objet, la conséquence et l’action pour faire son œuvre. Ta zone du désir clignote comme un phare dans la nuit.

Aussi futile soit ton combat, tu veux le gagner. L’avoir te permettrait d’activer sereinement ton circuit de la récompense et récolter, par la même, ta petite dose de dopamine. Tu serais tout sourire aujourd’hui, et belle comme un cœur, dans moins de 3 jours. Il te la faut. Cette fois, le désir est suffisamment fort pour te sortir de sous la couette, plutôt que de t’y enfoncer.

Un café plus tard, te voilà sur le site. Trop tard, ta target est déjà sold out. A partir de là, tout est question d’équilibre, comme toujours. Si tu joues pour la 2 ou 3ème fois, tu auras peut-être un réflexe d’actualisation compulsive, jusqu’à l’abandon de panier de l’une qui fait le bonheur de l’autre. En revanche, si tu constates pour la 150ème fois que la même action produit le même résultat, alors ton système modulatoire de nociception, autrement nommé « neurone de la frustration », risque de s’agiter.

Telles les petites souris qui ont permis d’étayer cette conclusion, en ne parvenant pas à atteindre un morceau de sucre rendu chaque fois plus lointain, tu vas tout simplement sécréter de la nociceptine, en lieu et place de la dopamine. Terminé l’effet bonheur, te voilà victime d’un violent élan de découragement, voire de dégout. En cause, l’homéostasie, tendance naturelle du cerveau à s’auto-équilibrer chimiquement pour contourner un danger. En l’occurrence, virer dingo à la recherche de la robe perdue !

L’expérience frustrante, la botte secrète des marques à succès ?!

C’est bien beau ta petite histoire limi, mais quel est le rapport avec la choucroute, enfin le content marketing, enfin l’expérience client ?! Et bien, figure-toi que nous tenons là une sacrée stratégie pour doper ton chiffre d’affaire en faisant preuve d’une relative dextérité.

Si tous les marketeurs de l’univers se plaisent à vanter les bienfaits d’une expérience client dénuée de frustration, certains ont poussé le vice un peu plus loin pour s’intéresser à la notion d’expérience cyclique. Car, convaincre une fois, c’est bien. Réengager tous les dimanches, c’est mieux !

Conclusion, une jolie expérience client bien ficelée fait incontestablement son œuvre MAIS une expérience client « filante », voire « collante » - selon les termes consacrés – est nettement plus addictive. Et l’addiction, ton taux d’engagement aime bien ça ! Je m’explique…

L’on sait qu’une expérience client réussie comporte de multiples dimensions : cognitive, émotionnelle, comportementale, relationnelle, irrationnelle. De ce savoureux mélange, nous tentons d’extraire la ligne la plus droite pour emmener l’utilisateur de A – il ne te connaît pas – à Z – il achète avec une relative récurrence. Evidemment, il est quasi impossible de faire le chemin en une seule fois. Il s’agit donc de créer des cycles, des boucles, en réalité. Coucou, le lead nuturing !

Il a été démontré que créer des cycles d’expérience imprévisibles, oscillant entre contentement et frustration, se révèle particulièrement efficace. Ton petit cerveau s’agite entre désir d’obtenir et déception de ne pas y parvenir. Pire encore, en alternant satisfaction et frustration, l’imprévisibilité de la chose créée une excitation neuronale. La curiosité vient alors s’asseoir paisiblement à côté de la frustration sur le trône de la victoire de la reine-marque.

Résultat, de nombreuses marques jouent de ces biais cognitifs pour renforcer leur capital sympathie. En insérant, au fil du parcours client, des évènements imprévisibles, de l’effort à fournir et de l’incohérence, le cerveau est soumis à une pression qui le maintient en éveil. Pression, qui renforce l’attachement et la motivation.

L’expérience devient perpétuelle, constamment renouvelée – sans changer un iota de ton contenu – et l’utilisateur, dont la mémorisation de la marque est dopée par la frustration, tisse ainsi un lien fort et pérenne avec la marque.

Nous voilà plongés au cœur d’une stratégie rationnelle de l’irrationnel.

Evidemment, l’écueil est de passer à côté du point de rupture de la petite souris en forçant le trait plus que de raison. Auquel cas, tu génèrerais une contre-réaction, passant d’une curieuse adoration à une profonde indifférence. Equilibre et rationalité, on a dit !

Frustration maîtrisée, cas pratiques

Tu l’auras compris, il s’agit ici d’être subtil et de savoir doser afin de préserver tes dosages hormonaux ! Tout repose sur la construction des scénarios expérientiels. Evidemment, il n’y a pas de recette universelle. La première étape consiste donc à identifier les frustrations directement liées à ton marché / ton produit / tes personae. Une fois clarifiées, il ne te reste plus qu’à jouer avec postures et contre-postures pour activer les émotions qui aliment ta boucle.

Toutefois, quelques variables sont quasiment invariables.

Nous l’avons vu avec Sézane, la rareté est mère de la frustration. Le modèle fonctionne si bien qu’il est devenu un nouvel usage, largement adopté dans l’univers de la mode. La combine : proposer une collection, en nombre limité, chaque semaine, à grand renfort d’effets d’annonces et de mentions « victime de son succès ». Une stratégie facile à répliquer, qui peut, par la même, se teinter de marketing vert, en justifiant le nombre par la démarche éco-responsable. Et hop, c’est ton petit taux d’adhésion aux valeurs qui grimpe d’un coup.

Plus tech, l’exemple de Tinder, maître incontesté du jeu, dont les fondements mêmes reposent sur la frustration sexuelle. Alors ici, il faut prévoir un petit budget pour l’algorithme. Néanmoins, admire la finesse du scénario pour faire vriller ton cerveau…

  • Etape 1 : générer un maximum d’inscriptions. Opération gratuité ! Ca n’engage à rien, ça fait plaisir, tu n’as rien à compléter. Un unique clic.
  • Etape 2 : activer une récompense immédiate. A peine inscrit, une horde de beaux gosses te matchent et t’envoient des messages. Tu as bien fait de t’inscrire !
  • Etape 3 : créer une insécurité aléatoire. Tu swipes, tu swipes, tu swipes… et ils sont de plus en plus vilains. Pas de chance, ou simplement le ratio idéal de BG / Moyens pour te tenir en haleine, sans que tu prennes trop la confiance.
  • Etape 4 : stimuler la valeur de la récompense. Et soudain, le voilà, ton quatre-heures. Beau comme un dieu, tu matches et trembles en attendant la réponse…
  • Etape 5 : convertir. Coucou, je suis la notif qui te rappelle que tu es en gratuit et donc que tu ne peux pas utiliser l’intégralité des fonctionnalités, comme lire tes messages. C’est ballot, puisque Dieu grec vient de t’écrire. Dis, tu veux un compte payant pour connaître la suite ?!...

Et voilà ! Les exemples sont multiples et construits avec une agilité cognitive redoutable. Si tu ne vas Tinderiser ton shop demain matin, rien n’empêche de s’inspirer pour déjouer quelques travers humains. Tu veux chercher la faille, appelle-moi pour un café. Je te répondrai peut-être, peut-être pas !